Le bouddhisme et la psychothérapie

Causerie donnée par

Son Éminence le 3e Jamgon Rinpoché, Karma Lodro Chokyi Sengé

lors du Premier colloque sur le bouddhisme et la psychothérapie

tenu au World Trade Center de New York en 1987 sous la direction et l’organisation de Son Éminence le 3e Jamgon Rinpoché et du Vénérable Khenpo Karthar Rinpoché

Voici le premier colloque sur « Bouddhisme et psychothérapie » ; c’est une occasion privilégiée pour que de nombreuses personnes, venant d’horizons différents et de pays divers, puissent se rencontrer et partager leurs connaissances et leurs expériences. Un tel partage permettra d’apprécier les contributions variées des uns et des autres au bien-être d’autrui. Cet événement a été organisé par le personnel du Karma Kagyu Institute of America, situé au monastère de Karma Triyana Dharmachakra à Woodstock, dans l’état de New York, et il est soutenu par la participation active de tous les intervenants et invités. Je désire étendre ma profonde gratitude à tous ceux qui ont rendu cette conférence possible et souhaiter chaleureusement la bienvenue à toutes les personnes présentes.

Le dialogue interactif entre le bouddhisme et la psychothérapie occidentale a déjà été établi ; cette conférence exprime notre désir d’intensifier notre relation avec des représentants de premier plan de différentes religions et avec des psychothérapeutes réputés. Les participants ont entendu des présentations portant sur la psychothérapie occidentale, et j’espère que ma courte causerie favorisera une meilleure compréhension du bouddhisme.

L’esprit est le sujet central des enseignements du Bouddha Shakyamuni, les points principaux étant de ne jamais nuire sciemment à autrui et de veiller à ne faire que le bien. Chacune de nos activités dépend de l’intention avec laquelle elle est accomplie, et il est donc nécessaire d’entraîner et d’apprivoiser notre esprit. Les méthodes et les moyens utilisés pour y parvenir sont présentés dans les instructions du seigneur Bouddha.

Autrefois, à cause des distances et des frontières géographiques, le dialogue entre les gens d’Orient et d’Occident était impossible ; mais la notion de distance n’est qu’une construction mentale qui a perdu ici sa pertinence. L’idée selon laquelle la rencontre entre les cultures orientale et occidentale serait impossible est une fabrication mentale qui crée une séparation entre Orient et Occident et ne contribue nullement à leur compréhension mutuelle. La division qui figure dans les livres d’histoire n’implique pas que nous ne connaissons pas les mêmes problèmes. Donc, je pense que nous devons dépasser les idées fausses qui séparent et divisent, pour apprendre plutôt à découvrir les connaissances et la sagesse de chacun. Je crois qu’en apprenant à nous comprendre et à nous apprécier les uns les autres, nous contribuerons à améliorer le monde.

Bien des gens pensent que le bouddhisme se résume à certaines coutumes et suppose un mode de vie différent du leur, ce qui est très loin de ce que le bouddhisme enseigne en réalité. Le bouddhisme met l’accent sur la connaissance empirique et parle d’expériences communes à tous les êtres vivants. Le fait est que chaque être vivant peut souffrir ou bien être heureux, et croit devoir cela à des conditions externes. Le seigneur Bouddha a enseigné

que ce ne sont pas les conditions extérieures qui sont la source du contentement ou de la frustration, mais plutôt l’esprit, qui crée toutes les situations que l’on vit, et pas seulement à court terme. C’est notre esprit qui accumule et entrepose les impressions sous forme d’habitudes bien établies, qui nous poussent à adopter une certaine manière d’entrer en relation avec nous-mêmes et avec le monde. Le bouddhisme ne se préoccupe pas des circonstances et conditions extérieures qu’il s’agit simplement d’accepter ou de rejeter pour établir un bien-être, mais il enseigne à ses adeptes à regarder la source des expériences, qui est leur esprit. C’est notre esprit qui détermine nos activités verbales et physiques, et notre esprit est l’entrepôt de nos habitudes accumulées au quotidien, qui ne sont pas quelque chose d’extérieur à nous. Le bouddhadharma dit à ses adeptes de regarder et de reconnaître leur esprit et ses activités. Les pratiquants peuvent alors voir que leur esprit est conditionné et qu’il constitue le facteur qui détermine la manière dont ils vivent et mènent leur vie.

Le Bouddha a enseigné que la principale habitude de l’esprit, c’est l’ignorance. C’est à cause de l’ignorance que surgissent l’attachement pour les gens et les choses qui semblent agréables, et l’aversion pour les gens et les choses qui semblent désagréables. L’ignorance, l’attachement et l’aversion sont les trois habitudes mentales de base de l’esprit. En bouddhisme, on les appelle les « poisons de l’esprit », parce qu’ils conditionnent nos actes et donc la manière dont nous faisons l’expérience de notre vie. Si l’on vit de la souffrance, c’est à cause de ces trois poisons de l’esprit.

Le Bouddha a présenté des moyens efficaces de reconnaître notre esprit et ses activités, et il a enseigné des pratiques de méditation pour que les étudiants puissent apprendre à travailler avec leur esprit. Ni les circonstances extérieures ni les objets matériels ne permettront jamais d’être libre de souffrance, libre des structures mentales conditionnées qui mènent à des expériences insatisfaisantes et à la frustration. Les habitudes mentales ne sont pas des objets matériels dont on peut simplement se débarrasser s’ils nuisent au bonheur ou s’ils encombrent le chemin qui y mène. La seule façon de devenir libre des expériences insatisfaisantes et conditionnées, c’est de reconnaître la nature de son esprit et de comprendre ses fonctions. La pratique bouddhiste commence au moment où on se demande : « Que m’est-il possible de faire ? Quelle est la nature de mon esprit ? Comment puis-je vaincre les habitudes mentales qui, pendant si longtemps, m’ont tenu empêtré dans une expérience insatisfaisante de moi-même et du monde ? » Le bouddhisme parle de cinquante-et-un facteurs mentaux qui nous poussent à agir et à faire l’expérience de la vie en suivant nos habitudes. Je pense qu’une investigation minutieuse des facteurs mentaux constitue une bonne base pour un dialogue et une appréciation plus profonde de soi-même et des autres.

Je vois que ce colloque offre une occasion remarquable d’entreprendre un dialogue passionnant avec des adeptes d’autres systèmes de croyances et d’autres traditions, de leur demander en quoi consiste pour eux le soi, et de discuter des diverses approches suggérées par chaque tradition. C’est une occasion exceptionnelle de mieux comprendre et apprécier soi-même et les autres. Je vois qu’un grand bien peut venir du fait d’écouter les présentations des représentants de diverses religions, des panels, du travail de groupe, et aussi de ceux qui participent en silence. Nous devons réfléchir aux avantages d’apprécier

différentes manières de penser, avec des lacunes, des similitudes, des différences et tant de questions qui permettent de se respecter mutuellement avec sincérité et profondeur.

Qu’on en arrive ou non à un accord sur ce qu’est le soi, nous devons nous demander s’il existe. Si le soi existe, comment le fait-il ? S’il n’existe pas, pourquoi en est-il ainsi ? Le soi doit-il être éliminé pour que l’on soit libéré de la souffrance ? Faut-il le détruire pour connaître un bonheur durable ? Il me semble que, lors de nos discussions, les seules différences qui surgissaient au sujet de la nature du soi et de l’esprit étaient dues à des suppositions.

Le thème principal du bouddhisme, c’est la sagesse de l’absence du soi, terme qui pointe vers un soi. L’absence du soi n’est pas réalisée en détruisant le soi, ce genre d’idée erronée n’inclut pas la sagesse. En bouddhisme, on voit le soi comme le résultat d’un processus actif d’attachement à une identité qui ne consiste qu’en habitudes mentales. L’absence de liberté se traduit par des expériences fondées sur des habitudes conditionnées. Telle quelle, notre expérience de la vie est contrôlée et dictée par nos habitudes et nos émotions, et s’attache à l’esprit qui appréhende, comme s’il s’agissait d’une entité unique et autosuffisante. Le fait de discuter si le soi existe ou non ne facilitera pas la compréhension de son propre esprit. On a besoin de voir comment on s’accroche à la croyance en un soi que l’on crée et renouvelle sans cesse. Comment parvenir à se rendre compte de la manière dont on s’accroche à la croyance erronée en un soi ?

La pratique de la méditation nous permet d’investiguer nos pensées et de trouver par nous-mêmes si nos idées sont vraies ou non. En bouddhisme, on médite pour trouver la nature fondamentale du soi, pour trouver qui s’accroche, pour trouver ce que le soi est vraiment. Je pense que, avant d’investiguer si le soi existe ou non, il est nécessaire d’avoir une compréhension de base du processus qui a lieu dans l’esprit quand on identifie des objets de connaissance.

Le bouddhisme ne fournit pas de règles précises pour traiter les problèmes et les besoins psychologiques ; il offre plutôt des pratiques de méditation où l’esprit entre en jeu. La méditation individuelle ou en groupe, les panels de discussion ou la participation silencieuse, tout cela dépend des circonstances et des tendances naturelles de chacun. Ce qui est utile et devrait être disponible, c’est d’avoir mis en place ce qu’il faut pour que d’autres puissent reconnaître leur vraie nature. Dans la méditation du repos au calme, par exemple, deux obstacles surgissent et doivent être pris en considération. Un pratiquant peut tomber dans un état d’engourdissement mental, où il est évident qu’il ou elle a travaillé dur pour pacifier les pensées qui surgissent ; cet engourdissement mental l’empêche cependant de développer la clarté d’esprit nécessaire à la réalisation de la conscience en éveil. Un tel pratiquant devrait marcher et permettre aux pensées de surgir ; la méditation marchée est très rafraîchissante dans ce cas. Ou encore, un pratiquant peut tomber dans un état d’agitation mentale, et alors des séances de méditation en silence font beaucoup de bien pour pacifier l’agitation et calmer l’esprit. De tels exemples montrent comment le bouddhisme prend en considération de nombreux aspects de la pratique quand il offre à ses adeptes des méthodes leur permettant de réaliser la nature de leur esprit.

Au cours de cette conférence, on a souvent parlé des relations au quotidien, selon la perspective des expériences de méditation, et selon la compréhension théorique. Les participants à cette conférence ont posé beaucoup de questions sur le rôle des hommes et des femmes dans la société et sur leurs relations mutuelles. J’aimerais aborder ce sujet du point de vue bouddhiste en insistant sur le fait que tout se tient en relation avec d’autres personnes et d’autres choses. Il est important de clarifier ce que sont les relations et de voir comment vraiment considérer une relation. Mais il est alors nécessaire d’être libéré des notions subjectives déterminées par les préférences personnelles et d’essayer d’être aussi objectif et impartial que possible.

Le mot « relation », tel qu’utilisé ici, pointe vers une séparation, et je crois que l’approche bouddhiste des relations est bien différente de celle des non-bouddhistes. Les relations ne commencent pas par le fait d’ « avoir » une relation. De plus, l’énoncé : « Je suis un homme et elle est une femme » établit une ligne de démarcation. Si on se dit : « Nous avons maintenant une relation », cela pointe aussi vers la pensée qu’il fut un temps où cette relation n’existait pas.

Le bouddhisme enseigne à ses adeptes à tout considérer du point de vue ultime, et les étudiants apprennent que les relations ne sont pas restreintes aux expériences personnelles ou aux situations immédiates. Selon la vérité ultime enseignée par le bouddhisme, comment les relations entre les hommes et les femmes sont-elles perçues ? Libres de séparations, libres d’idées dualistes qui établissent une division entre soi-même et les autres. Les relations ne sont ni créées ni réalisées. En l’absence du point de vue ultime, il s’agit de regarder les relations du point de vue le plus pratique possible, et de comprendre qu’on doit approcher toutes les expériences de la vie avec ouverture et appréciation. Qu’elles soient bienfaisantes ou préjudiciables, nos relations à nous-mêmes et aux autres sont une question d’ouverture et d’empathie. Dans le bouddhisme mahayana, être ouvert signifie se préoccuper des autres et en prendre soin ; cela veut aussi dire ne pas avoir d’exigences quant à la manière dont les autres devraient être. Dans le mahayana, on apprend à ne pas être capricieux, mais plutôt à s’accepter et à accepter les autres tels quels, sans attentes.

Lors de ce Premier colloque sur le bouddhisme et la psychothérapie, nous nous sommes réunis pour partager nos connaissances sur un vaste sujet, et je crois que ce début augure bien. La psychologie est un sujet vaste et complexe. Je vois que des amitiés se sont nouées ici, et qu’une bonne base a été établie pour un travail futur. J’avais prévu que de tels colloques pourraient augmenter la paix et la bonté dans le monde, et je suis très heureux d’avoir pu contribuer à cet événement. En particulier, j’espère que tous les participants auront approfondi leur compréhension du terrain commun entre l’Orient et l’Occident, et du rôle que la psychothérapie peut jouer en intensifiant notre intérêt pour l’épanouissement du bien-être d’autrui, qui est la raison pour laquelle nous travaillons ensemble. J’espère aussi que nous continuerons à œuvrer ensemble pour le bien de nos semblables.

Au cours de ce colloque, on a beaucoup parlé des différences entre le bouddhisme et la psychothérapie occidentale. Ces différences sont artificielles et nuisent à la reconnaissance et à l’appréciation mutuelles. Le bouddhisme n’est pas une croyance ou une coutume

conditionnée par une culture ou un décor. Le bouddhisme est un véhicule qui permet à ses adeptes d’apprendre à réaliser qui ils sont et ce qu’indique le monde dont ils font l’expérience. Il ne peut pas y avoir plusieurs vérités différentes au sujet de ce que l’on est et de qui l’on est vraiment. On ne rend justice ni à soi-même ni aux autres en définissant le bouddhisme comme une culture orientale et en le restreignant ainsi à des frontières. Bien sûr, il y a des distinctions entre l’Orient et l’Occident, distinctions créées par des concepts qui viennent aussi de barrières linguistiques. Je pense qu’il est important de trouver son chemin à travers ces barrières pour en arriver à une appréciation juste et ouverte les uns des autres, qui nous permet effectivement de travailler ensemble. Il pourrait être excellent de tenir de plus petits colloques dans différentes régions. Ces groupes régionaux pourraient se rassembler régulièrement en un plus grand colloque ; ce serait très bénéfique.

En conclusion, j’aimerais vous demander de dédier au développement d’un monde éveillé toutes les bonnes intentions et toute la vertu qui ont surgi au cours de ce colloque. Veuillez méditer en silence pendant un moment et engendrer un esprit de bienveillance, tandis que Khenpo Karthar Rinpoché et moi-même récitons la prière traditionnelle de dédicace pour le bien d’autrui.

Puisse la vie du glorieux lama demeurer ferme et inébranlable.

Puissent la paix et le bonheur surgir pleinement pour les êtres aussi illimités (en nombre) que l’espace (est vaste).

Moi-même et tous les êtres sans exception, ayant accumulé le mérité et purifié les négativités, puissions-nous rapidement nous établir sur les voies et les étapes de la bouddhéité.

Transcrit et rédigé en anglais par Gaby Hollmann, qui s’excuse s’il y a des erreurs.

Présenté pour les visiteurs du site du Karma Lekshey Ling Institute, avec une gratitude sincère envers Khenpo Karma Namgyal et les archives du monastère de Pullahari, au Népal, 2007.

Traduit en français par Esther Rochon pour le site du Centre Rigpe Dorje, Montréal, 2015.