Le bouddhisme et l’esprit

 

Enseignement de

Son Éminence le 3e Jamgon Kongtrul Rinpoché, Karma Lodro Chokyi Sengé

présenté en 1990 à Montréal, au Canada

Je suis très heureux que vous ayez tous pu venir et je vous souhaite chaleureusement la bienvenue. Avant de commencer à parler du bouddhisme et de l’esprit, j’aimerais vous rappeler de faire surgir une motivation pure, qui est celle de comprendre et de pratiquer le bouddhadharma pour le bien d’autrui.

Ayant réalisé l’éveil complet et parfait, le Bouddha Shakyamuni a offert une immense variété d’instructions. Le but de tous les enseignements est d’aider les êtres sensibles à devenir libres de souffrance, et de les établir dans un état stable et excellent de paix et de bonheur.

Le Bouddha a donné une vaste variété d’enseignements pour libérer les êtres de la souffrance et les établir dans l’état de libération ou d’omniscience. Ces voies ont en commun un facteur essentiel. Dans l’ensemble des enseignements et des pratiques nécessaires pour atteindre l’éveil, ce facteur, c’est de reconnaître correctement l’état naturel, qui est celui de n’importe quel être sensible. S’il est vrai que des éléments extérieurs peuvent contribuer à ce qu’un être souffre, il est toutefois nécessaire de reconnaître correctement l’état naturel de l’esprit. Il s’agit de comprendre que la base ou la cause de l’expérience de la souffrance, c’est justement ce qui éprouve cette souffrance, à savoir notre esprit, sans lequel nous n’éprouverions pas cette souffrance. Si nous ne reconnaissons pas correctement la vraie nature de notre esprit, nous ne pourrons pas nous empêcher de souffrir sous l’influence de conditions externes. Mais l’esprit peut changer. À cause de notre esprit, nous éprouvons de la souffrance ; à cause de lui aussi, nous pouvons la transcender. C’est pourquoi il est dit que le samsara et le nirvana sont contenus dans l’esprit.

Même si l’esprit est la base des souffrances, qui forment le samsara, et de l’état d’omniscience et de libération, qui est le nirvana, on pense couramment, et erronément, que notre souffrance naît de la réunion de causes et de conditions dans le monde extérieur, et que rien dans notre esprit ne sert de base à cette souffrance. On croit pouvoir mettre un terme à la souffrance en altérant le monde extérieur ; on s’imagine pouvoir parvenir ensuite à un état de bonheur stable. Mais ce n’est pas vrai. Nous devons reconnaître qu’il y a un lien entre notre corps, avec lequel nous faisons l’expérience du monde extérieur, et notre esprit. Selon les explications du seigneur Bouddha, il y a trois sortes de souffrance : la souffrance omniprésente subie par ce qui est composé, la souffrance du changement, et la souffrance de la souffrance.

D’habitude, notre expérience de la souffrance ne touche que les deuxième et troisième catégories, la deuxième étant ressentie quand des conditions agréables se transforment en situations désagréables, et la troisième étant l’expérience de la douleur elle-même, qu’elle soit physique ou mentale. On les vit comme de la souffrance, mais on ne reconnaît pas que la base de leur présence dans notre expérience, c’est le fait qu’on appréhende faussement

comme étant un soi les « cinq agrégats de l’être », appelés skandhas en sanskrit. L’expression « cinq skandhas » désigne les principales composantes physico-mentales. Si la souffrance omniprésente surgit, amenant avec elle les autres sortes de souffrance, c’est à cause de cette appréhension erronée, autrement dit parce qu’on s’accroche aux skandhas comme étant réels. Dès lors, quand on vit une souffrance évidente, on la croit due à quelque chose d’externe.

Le premier cycle des enseignements que présenta le Bouddha Shakyamuni traite des quatre nobles vérités. La première noble vérité affirme la présence de la souffrance. Le Bouddha n’a pas enseigné qu’il fallait éviter ou bloquer la souffrance, mais plutôt qu’il fallait la comprendre. C’est en comprenant la nature et les causes de la souffrance qu’on peut en éviter la véritable cause. La deuxième noble vérité est celle de la cause de la souffrance ; elle enseigne deux causes principales : les « actions contaminées » ou karma en sanskrit, et les « émotions perturbatrices », klesha en sanskrit. À la racine des deux se trouve, comme on l’a mentionné, l’appréhension erronée des cinq agrégats comme étant un soi qui existe réellement.

En affirmant que la base de toute souffrance est l’appréhension erronée des cinq agrégats comme étant un soi, un ego, le Bouddha parlait du processus suivant. Au début, on est incapable de reconnaître le véritable état naturel de l’esprit, en particulier ses deux caractéristiques : son essence vide d’existence intrinsèque, et son aspect clair et lucide. L’essence de l’esprit est dénuée d’une identité indépendante ; si on a échoué à reconnaître cela, on appréhende erronément cette essence comme si c’était un soi, capable de vivre des expériences et de connaître des choses, et on l’appelle « moi-même ». En l’interprétant ainsi, on développe une appréhension erronée des objets à connaître, les croyant séparés de la conscience qui connaît ; même si les objets extérieurs sont en fait dénués d’une identité indépendante, on affirme qu’ils ont eux aussi une existence inhérente. À cause de l’interaction entre ces deux suppositions erronées d’egos ou d’éléments, on développe un sujet qui appréhende et des objets appréhendés, et on s’y accroche.

L’essence de l’esprit est vide ou dénuée d’existence inhérente, et son aspect ou sa manière d’être est lucide ; si l’on ne parvient pas à reconnaître cela, on suppose erronément l’existence des deux sortes de soi, qui est ainsi affirmée à tort. À cause de cela, on a l’impression d’être un sujet, en présence des objets de son expérience.

On appelle ignorance coémergente le fait de ne pas parvenir à reconnaître la nature de son esprit. Il est important de comprendre que l’ignorance coémergente est l’état d’un esprit qui ne reconnaît pas sa propre nature, et qu’elle n’est pas inhérente à la vraie nature de l’esprit. Cette ignorance, venant de ce qu’on n’a pas réalisé la vraie nature de l’esprit, fait naître de l’attirance et de l’attachement pour ce qui nous donne une expérience agréable, et de la répulsion, de l’aversion pour ce qui nous fait éprouver une expérience désagréable. Dès lors, notre esprit est affligé de trois façons : par l’ignorance, l’attachement et l’aversion. Ces trois poisons ou afflictions mentales sont les bases ou les sources de tous les états d’esprit contaminés possibles.

Quand ces trois émotions perturbatrices sont présentes, l’esprit ne se maîtrise plus, il perd sa liberté. Envahi par les émotions perturbatrices, il pousse le corps à l’action, et le terme

karma, qui signifie action, prend son sens. Les trois afflictions mentales peuvent aussi être classées sous la forme d’une liste de cinq ; en fait, une grande variété d’états mentaux surgissent de cette façon. À cause de la présence de ces poisons, on élabore beaucoup de plans, qu’on exécute ensuite avec le corps et la parole. Qu’elles soient vertueuses ou non, toutes les actions physiques et verbales se fondent sur un état d’esprit contaminé et créent une empreinte ou une habitude qui s’imprime sur la « conscience base de tout » ou alaya-vijnana en sanskrit. Le processus actif du karma, c’est qu’on agit en appréhendant la dualité, et que cela imprime, dans l’alaya-vijnana, l’empreinte des actes sous la forme d’habitudes.

Le karma est discuté extensivement dans les instructions du seigneur Bouddha. On croit souvent que le karma est quelque chose de physique, parce que le terme karma signifie action. Mais le karma, c’est simplement le fait de placer des habitudes dans l’esprit. Bien sûr, au moment sa création, un karma est créé par des actes du corps, de la parole et de l’esprit, comme on peut le constater en se référant à la liste des dix actions vertueuses et non vertueuses exécutées intentionnellement. Il n’en demeure pas moins que l’empreinte, ou l’habitude, réside dans l’esprit, et non dans le corps. Si le karma était quelque chose de physique, on pourrait facilement le jeter au loin, éradiquer ainsi le karma non vertueux, et amasser du karma vertueux pour le remplacer. Le karma n’est pas physique ; c’est une habitude engendrée dans l’esprit de quelqu’un ; c’est pour cela qu’il est difficile à surmonter ou à purifier. Si notre karma était physique et résidait dans notre corps, il cesserait à notre mort. Mais il réside dans notre esprit sous forme d’habitudes ; nous n’en sommes pas débarrassés à notre mort. Ce qui sert de base à l’accumulation de nos habitudes, c’est l’appréhension erronée de notre expérience sous la forme d’un sujet qui appréhende et d’objets appréhendés ; tant que cette base où s’accumulent les habitudes n’est pas abandonnée ou libérée, nous ne serons jamais libres de souffrance.

Un proverbe tibétain décrit très bien le karma : « Si tu veux connaître tes actions passées, regarde ton corps tel qu’il est maintenant. Si tu veux savoir ce qui t’attend dans l’avenir, regarde ce que tu fais maintenant. » Ce proverbe indique que le karma ne se limite pas à une seule vie, et qu’il ne se termine pas avec la vie au cours de laquelle les actions ont été accomplies. Il signifie que ce que nous vivons provient de nos actes.

De manière plus détaillée, ce proverbe indique que tout le monde veut être heureux et que personne ne veut souffrir, mais que chacun vit une situation différente. Même si tous les êtres vivants désirent la même chose, ils ressentent les conséquences de leurs actes posés au cours de leurs vies précédentes. Certains jouissent d’un excellent environnement externe, ils sont riches et habitent de belles maisons, mais ils sont très malheureux et jamais satisfaits. D’autres sont satisfaits même en vivant dans des lieux moins agréables. Ces variations proviennent des actions précédentes des uns et des autres. Les expériences diverses, si variées, viennent du karma et démontrent le karma, le résultat des actes ; quand on parle de causes et de résultats, c’est de cela qu’il s’agit.

Si nous souffrons ainsi à cause de nos actes, c’est parce que notre esprit ne se maîtrise pas. C’est pourquoi il est dit qu’on tourne sans fin dans le samsara. En tibétain, samsara se dit khorwa, ce qui signifie tournoyer ou tourner. Tant que l’esprit ne se maîtrise pas, le

tournoiement continue ; la souffrance se termine seulement quand on a cessé d’appréhender faussement les choses.

Il y a beaucoup de pratiques et de voies enseignées dans le bouddhisme ; cependant, elles servent toutes à aider les étudiants à maîtriser leur esprit, principalement en cultivant l’attention, la conscience et la vigilance. On peut classer les diverses disciplines du bouddhadharma, par exemple celles qui sont présentées dans le hinayana, le mahayana et le vajrayana. Pour engendrer un état de tranquillité en observant une discipline physique, verbale et mentale, par exemple, on tourne son attention vers un état de liberté, un état de maîtrise. La méditation sur l’esprit d’éveil sert elle aussi à maîtriser son propre esprit. De manière générale, la méditation sert de remède aux habitudes existantes et aux empreintes habituelles qui nous font percevoir les choses de manière dualiste. À force de remplacer une habitude insatisfaisante par une nouvelle habitude qui en est le contraire, on finit par surmonter toutes les empreintes habituelles.

On peut affirmer que l’essence des instructions si variées enseignées par le seigneur Bouddha, c’est d’apprivoiser l’esprit. Apprivoiser l’esprit, ce n’est rien d’autre que vaincre le karma et les afflictions mentales en débarrassant l’esprit des empreintes habituelles pour lui rendre sa liberté et sa maîtrise ; on y parvient en cultivant particulièrement l’attention et la conscience. Il importe donc que nous puissions toujours compter sur notre attention et notre conscience. Pouvoir sans cesse se fier aux deux, pas seulement pendant la méditation structurée, mais au long de toutes les activités de la vie, c’est une pratique de l’esprit conforme à l’enseignement du bouddhadharma. Quand l’esprit est tourné vers son état naturel de liberté, il est doté de qualités inimaginables.

Questions et réponses

Question : Vous avez mentionné les cinq agrégats, et j’aimerais si vous pouviez les expliquer.

Rinpoché : Les cinq agrégats sont la forme, la perception, la sensation, les formations mentales et la conscience. On les appelle agrégats parce que chacun est composé de beaucoup d’éléments. Aucun skandha n’est indépendant, n’a d’existence propre ni n’est une entité isolée, auto-existante.

Question : L’esprit est vide et clair. La perception initiale est celle du soi, puis vient la perception de l’autre. Est-ce exact jusqu’à maintenant ?

Rinpoché : Quand on dit que l’essence de l’esprit est la vacuité, ce terme ne signifie pas l’absence, le néant, ou l’état d’un contenant vide. Cela veut dire que l’esprit n’est pas quelque chose de composé ; ce n’est pas un objet physique, il n’a ni couleur, ni taille, ni emplacement. L’esprit est au-delà des quatre extrêmes que sont l’existence, l’inexistence, les deux, et aucun des deux. Il est aussi au-delà des huit élaborations que sont la naissance ou le fait de se mettre à exister, la cessation, la permanence, et les autres. C’est ce que l’on veut dire quand on affirme que l’esprit est vide. L’esprit ne peut pas être appréhendé comme étant quoi que ce soit en particulier – en essence, il est vide. Néanmoins, il est sans entrave ou lucide dans sa manifestation. On ne peut pas pointer l’esprit pour l’identifier, cependant il est lucide, autrement dit on vit des choses et il est possible de faire l’expérience

de la vaste variété des choses. On désigne cette lucidité par des termes tels qu’autoconnaissance ou autolucidité. L’ignorance, c’est de mal comprendre cette essence vide, en la prenant pour un soi, un « je » : pour chacun de nous, il y aurait un je ou un moi impossible à voir. En tout cas, je n’en ai jamais vu.

À partir de la base qu’est la lucidité de l’esprit, on a déjà supposé un « moi », et de là on suppose qu’il y a quelque chose d’autre que « moi ». Quand nous faisons l’expérience de la multiplicité des choses qui surgissent pour notre esprit, nous appelons automatiquement « autre » tout ce qui n’est pas « moi ». Parce qu’on sépare nos expériences entre « moi » et « autre », on vit chaque interaction entre les deux comme l’interaction qu’a un sujet, ou une conscience qui appréhende, avec des objets appréhendés. C’est ce qu’on veut dire quand on parle d’être accroché à une fausse appréhension de la dualité, ou aux apparences dualistes. Cela répond-il à votre question ?

Même étudiant : J’aimerais poursuivre davantage. En bouddhisme, on enseigne que nous faisons une séparation entre soi et autre, mais la permanence et l’impermanence sont naturelles.

Rinpoché : Il y a en effet l’appréhension d’un aspect qui est l’appréhendé, et il y a l’appréhension de la conscience qui appréhende.

Étudiant : Y a-t-il une séparation entre soi et autre ?

Rinpoché : Quand on parle du soi d’une personne, on parle de la supposition ou de la croyance qu’il y a un « moi ». Mais, au sein de l’appréhension d’un soi des phénomènes, il y a à la fois l’objet appréhendé et la supposition d’une conscience qui appréhende, ce qui constitue un développement fondé sur la supposition qu’il y a un « moi ». Par exemple, quand on pense : « mon stylo, mes vêtements, ma chaise », on fait cela au sein de l’aspect du soi des phénomènes.

Étudiant : Il s’agit donc d’une appréhension erronée d’un soi ? Dès lors, ce qui est accumulé comme karma ou comme mérite ne se voit pas vraiment là-dedans.

Rinpoché : Très juste. Dans la réalité ultime, le karma accumulé et la base de l’accumulation sont non duals. L’un n’est pas différent de l’autre, et c’est ce qu’on veut dire quand on parle de non dualité du samsara et du nirvana. Cependant, du point de vue de la confusion, du point de vue conventionnel ou trompeur, il semble y avoir quelqu’un qui accumule et une accumulation de karma. Pour montrer comment cela fonctionne, on peut prendre un exemple parmi les six actions vertueuses ou transcendantes, les six perfections dont on parle extensivement dans le mahayana. La première est la générosité. De manière générale, tout ce qui fait du bien à un autre être s’appelle une action vertueuse, et tout ce qui fait du tort à un autre être s’appelle une action non vertueuse. N’importe quelle forme de générosité qui fait du bien à quelqu’un est une action vertueuse. Mais pour qu’une action soit une perfection de la générosité, par exemple, il doit s’agir d’un acte de générosité au cours duquel celui qui accomplit l’action n’a aucune pensée conceptuelle au sujet de l’acteur, de l’action, ou de celui qui reçoit le don. On dit alors que, de manière ultime, il n’y a

pas d’accumulation de karma. Il faut cependant passer par l’existence conventionnelle pour en arriver à ce qui est ultime, pour réaliser l’ultime. Par la pratique d’une vertu transcendante, on en vient à réaliser ce qui est effectivement réel.

Question : Je n’ai pas compris la différence entre la vertu et la grande vertu.

Rinpoché : La grande vertu est la non-conceptualisation des trois éléments d’une action. Il y a une différence entre vertu ordinaire et vertu parfaite. Par exemple, quand on donne quelque chose à quelqu’un, on s’accroche normalement à la pensée qu’on est la personne qui donne. On s’accroche aussi à l’objet qu’on donne et à la personne à qui on le donne. Ça, c’est la vertu ordinaire, qui fait un bien certain à autrui. La générosité extraordinaire ou parfaite, c’est de donner en étant libre de toute attache à un sujet, à un objet, et à l’acte de donner. Cet état est réalisé une fois qu’on a compris shunyata, c’est-à-dire la vacuité. La perfection de la générosité a lieu quand on a réalisé la vacuité et qu’on est libre d’attaches. Avant d’y parvenir, on apprend et on pratique.

Étudiant : Maintenant, je comprends.

Rinpoché : Merci.

Question : On se sert d’un exemple, peut-être celui de donner inconditionnellement, donner à la perfection. C’est bien de cela qu’il s’agit ? Sans attachement, on fait librement quelque chose, et puis on n’y pense plus ?

Rinpoché : Il ne s’agit pas vraiment de donner sans y penser. Ce n’est pas comme donner quelque chose auquel on n’est pas attaché ou qu’on ne veut pas.

Étudiant : D’accord, je veux dire détachement. On n’attend rien en retour.

Rinpoché : Ici, vous ne parlez pas vraiment de la non-conceptualisation des trois éléments d’une action. Cela dit, donner sans aucun attachement ni désir, c’est très bien ; c’est approprié.

Question : Vous avez dit que l’esprit était au-delà de l’existence, ce qui suggère pour moi l’idée que l’esprit est le grand esprit au sein duquel nous sommes dans l’illusion d’un soi individuel.

Rinpoché : Au sens conventionnel, chacun de nous a un esprit individuel. Mais quand la vraie nature de l’esprit est réalisée, il est impossible d’affirmer s’il y a un seul esprit ou s’il y en a plusieurs. L’esprit est au-delà des extrêmes que sont l’existence et la non-existence et, de la même façon, il est au-delà des extrêmes d’être un, deux ou plusieurs. Aussi, on ne peut pas parler d’un esprit meilleur ou moins bon qu’un autre ; la vraie nature de l’esprit est au-delà de tout ça. Pour cette raison, l’omniscience est possible, l’état de Bouddha étant l’omniscience.

Question : Vous avez dit que nous avons du karma, que nous pouvons le reconnaître en regardant notre corps et que, pour voir notre karma futur, il faut regarder notre corps.

Rinpoché : Le proverbe parle de regarder notre corps, mais il s’agit en fait de regarder nos expériences de cette vie, qu’il s’agisse de bonheur ou de souffrance. En fait, ici, le terme « corps » signifie vie.

Étudiant : C’est vraiment comme ça ?

Rinpoché : Oui.

Étudiant : Qu’est-ce qu’on apprend de cette façon ?

Rinpoché : Si on a des difficultés et qu’on vit de la souffrance, on se rend compte que cela vient du karma négatif de nos vies passées. Si on a une vie agréable, on se rend compte que c’est le résultat d’un bon karma précédent. Le mot corps, dans ce proverbe, désigne en fait l’expérience que l’on a dans cette vie-ci. Il signifie que, au cours de cette vie, la proportion de bonheur et de souffrance, leur diversité, tout cela est le résultat du karma. Même si tout le monde veut être heureux et que personne ne veut souffrir, il y a des gens qui souffrent plus que d’autres. Il y a beaucoup de situations possibles ; certains souffrent de maladies physiques douloureuses, d’autres vivent des angoisses mentales douloureuses, et le reste. Il y a aussi des gens qui sont très heureux et satisfaits. La cause de tout cela, ce sont les actions faites au cours des vies précédentes.

Question : Est-il important de connaître cela dans ses détails pour pouvoir le transformer en quelque chose de neuf ? Je trouve que, si j’ai une certaine idée des origines de mes habitudes, cela peut m’aider à m’en débarrasser. Est-il nécessaire de connaître les détails des causes ?

Rinpoché : Si vous les connaissez, c’est très bien.

Question : Rinpoché, si l’esprit se connaît lui-même, qu’est-ce qui cause l’ignorance coémergente?

Rinpoché : Si on parle d’ignorance « coémergente », c’est qu’elle émerge avec l’esprit qui se connaît lui-même. Tous les êtres vivent par intermittences la présence de la nature qui se connaît elle-même ou nature de Bouddha. Mais une telle expérience est mêlée d’une expérience d’ignorance ou d’obscurcissement qui lui est coémergente ou qui l’accompagne. Les deux sont présentes pour tous. Peu importe à quel point nos actions et nos afflictions mentales nous plongent dans la confusion, nous voyons, comme par éclairs, notre nature de Bouddha. Quand on dit qu’on ne peut pas la voir parce qu’elle est trop proche, c’est de cela qu’on parle.

Question : On dirait vraiment qu’il y a quelqu’un qui accumule du karma, qu’il s’agisse de karma vertueux, parfait, pas si vertueux ou pas si parfait. D’une manière ou d’une autre, il y

a un retour des choses. S’il n’y a pas de soi pour accumuler le karma ou le mérite, je me demande pourquoi on se retrouve quand même avec ?

Rinpoché : Du point de vue de l’ultime, le karma accumulé et l’individu qui l’accumule ne sont pas séparés ; au contraire, tout cela est non dual. Parler de karma, c’est parler de quelque chose qui est perçu dans la confusion, autrement dit du point de vue d’une personne qui perçoit les choses de manière confuse. Que le karma soit vertueux ou non, il est accumulé sur la base d’une appréhension de la dualité. Le résultat final de la libération, l’état d’omniscience, c’est d’être libre des empreintes du karma, qu’il soit vertueux ou non. Le karma est un phénomène présent dans la conscience d’une personne confuse. Du point de vue de l’ultime, il n’y a pas d’individu accumulant du karma, et pas de karma non plus.

Merci beaucoup.

Puisse la vie du glorieux lama demeurer ferme et inébranlable.

Puissent la paix et le bonheur surgir pleinement pour les êtres aussi illimités (en nombre) que l’espace (est vaste).

Moi-même et tous les êtres sans exception, ayant accumulé le mérité et purifié les négativités, puissions-nous rapidement nous établir sur les voies et les étapes de la bouddhéité.

Traduit du tibétain par Karma Yeshé Gyamtso, transcrit et rédigé en anglais par Gaby Hollmann, présenté sur le site du Karma Lekshey Ling Institute en 2007, avec la plus profonde gratitude envers le Très Vénérable Khenpo Karma Namgyal pour son dévouement sans faille et son aide indéfectible.

Traduit en français par Esther Rochon pour le site du Centre Rigpe Dorje, Montréal, 2015.